Une question de points de vue
Même si le travail d’une personne paraît simple, on ne fera jamais le tour de son activité. Alors comment connaître l’activité si elle est insondable ?
Avec l’ergologie, nous affirmons que nous sommes tous des êtres d’activité dont on ne fait pas le tour, y compris lorsqu’on réalise un travail en apparence simple – et en même temps, nous formons le projet de produire un savoir sur l’activité humaine, un savoir qui passera forcément par une réduction et répondra aux critères de l’objectivité. Ce paradoxe nous conduit au cœur de la démarche ergologique.
Pour faire comprendre ce paradoxe, je resterai sur l’activité de travail, une activité particulière en raison de son jeu de rapports sociaux. Mais avant de caractériser l’approche ergologique, j’évoquerai la manière dont on conduit généralement une enquête sur l’activité productive, à partir de la notion de « travail prescrit et travail réel ».
Deux étapes d’une enquête sur le travail
Au sens large, le prescrit désigne par métonymie le cadre correspondant à « ce qu’on me demande » de faire. Il s’agit donc de passer en revue les savoirs généraux permettant de penser la situation à l’avance. L’inventaire des déterminants peut se limiter au proche contexte ou bien remonter par cercles concentriques du micro au macro de l’organisation sociale. Connaître les différentes dispositions d’une organisation est alors un préalable à l’analyse d’une situation de travail. C’est par exemple en sachant quel est l’organigramme que l’on reconnaîtra les écarts qu’impose ensuite l’action collective. Par ailleurs, le travail à venir est préorienté par de nombreuses contraintes implicites et des savoirs informels, qui méritent d’être explicités dans cette première étape de l’enquête.
La deuxième étape, l’investigation du travail réel, apporte un nouvel éclairage sur les savoirs relatifs à la situation considérée. Au moment de réaliser les tâches exigées, je fais l’expérience de « ce que ça me demande ». Toute personne qui prend en charge une commande de travail s’expose à la variabilité d’une situation non plus virtuelle mais bien réelle, incluse dans une histoire. Pour réaliser les consignes, elle doit alors anticiper ce qui arrive, apprécier la difficulté, trouver une issue adaptée en mobilisant ses ressources propres. Elle a donc une perspective privilégiée pour dire ce qui est important, significatif dans son travail. Ce qu’elle valorise conduit à ce qu’elle sait déjà de la situation considérée mais aussi à ce qui reste à savoir, ce qui reste à mettre en mots à partir de son activité.
Ces deux étapes se retrouvent souvent dans l’investigation sur le travail car elles correspondent à deux registres d’analyse complémentaires et en interaction : sur un axe vertical, on placera le langage normé et les savoirs codifiés ; sur un axe horizontal, on trouvera le langage informel et les savoirs inhérents à l’activité.
La spécificité de l’approche ergologique
Quelle sera alors la spécificité d’une approche ergologique de l’activité de travail ? Partons d’abord du postulat de la démarche. L’entreprise est un milieu social – particulier – parmi d’autres milieux. Chaque milieu se définit par les manières d’agir (les normes) qu’il entend faire respecter dans son périmètre. Cependant s’il est un être social, l’individu est aussi un humain qui porte en lui l’héritage commun à tout vivant : il est vital pour lui de garder l’initiative, en résistant tant soit peu aux pressions de son environnement. Voilà pourquoi il cherche toujours à s’approprier les exigences du milieu en les personnalisant, c’est une condition de santé. C’est ainsi qu’en entreprise, on observe le phénomène de la renormalisation. Pour être efficace, l’individu doit pouvoir s’approprier son espace de travail en fonction de ce qui fait valeur pour lui ; garder l’initiative de juger ce qui est selon lui préférable ou non (valeur positive ou négative).
Venons-en à ce qui distingue l’enquête de type ergologique. Nous venons de le voir, la trame la plus fréquente en analyse du travail distingue logiquement deux pôles opposés en interaction : les savoirs de ce qui préexiste à l’action et les savoirs de l’action elle-même. Une proposition la résume : « travailler, c’est penser ». La perspective ergologique va dans la même direction, avec un supplément : « travailler, c’est penser mais c’est aussi vivre ». En d’autres termes, la première proposition prend en compte le phénomène de la valorisation en tant que « fait » : on peut le constater, le documenter. La seconde proposition regarde la valorisation comme « débat », celui de la personne avec le milieu dans lequel elle vit. On passe de : « voilà ce que je valorise, ce que je tiens pour important » à : « voilà par rapport à quoi je valorise, voilà ma prise de position face à ce que mon milieu valorise pour y adosser ses normes ».
Finalement, à la question de départ – comment produire du savoir sur l’activité humaine si elle est insondable ? – nous répondons : en mettant en place un « dispositif dynamique à trois pôles ». Les pôles prennent ici un sens nouveau, comme les bornes non plus d’une opposition logique mais d’une polarisation axiologique.
Le premier pôle regroupe les normes antécédentes et anonymes de la situation de travail, le deuxième pôle correspond aux renormalisations qui inversent ces deux caractéristiques : elles actualisent ces normes et les personnalisent. Nous avons donc au pôle 1 des savoirs stabilisés et transmissibles ; au pôle 2 les savoirs qui sont à la source des renormalisations : « les savoirs-valeurs ». Ceux-ci sont encore très noués à un point de vue, ils privilégient un lien avec la réalité qui regarde la personne. En cela, ils ne font pas (encore) valeur de savoir objectif. Il reste une question : pourquoi un troisième pôle ? Il représente non pas quelqu’un mais une préoccupation partagée par les deux pôles, celle de communiquer. Car chaque type de savoir a ses apports et ses limites pour développer notre connaissance de la réalité. Le pôle 3 est là pour rendre tout cela commensurable : les protagonistes de la situation vont tour à tour adopter une posture critique de leur propre interprétation et tous vont croiser leurs approches respectives d’un réel qui n’est pas un ensemble de faits, mais un problème à construire.
Ce débat interprétatif débouche sur un double résultat : il fait apparaître la normativité des acteurs impliqués (leur point de vue) et livre une connaissance nouvelle de la situation susceptible de faire valeur de savoir au sens objectif. L’ensemble du dispositif à trois pôles est qualifié de « dynamique » parce qu’il met en circulation les savoirs qui sortent de leur sphère propre : savoirs institués, codifiés, investis dans l’activité, liés à l’expérience, validés…