Un « être d’activité », c’est à dire ?
Croire pouvoir « faire le tour » de l’activité d’une personne, pour l’encadrer ou pour produire un savoir sur elle, n’est-ce pas prétendre vivre à sa place ?
La tentation est grande de penser que nous pouvons « faire le tour » de l’activité d’une personne, que ce soit pour l’encadrer ou pour produire un savoir sur elle. N’est-ce pourtant pas comme si nous prétendions vivre à sa place ?
Avant tout, si l’on adopte une démarche ergologique, il convient de revenir sans cesse à la notion centrale d’activité. Dans notre « Vocabulaire ergologique » (voir ci-dessous la rubrique « pour aller plus loin« ), la première entrée est justement ce mot-là, mais ce n’est pas qu’une question d’ordre alphabétique : c’est celui qui pèse le plus lourd car il est chargé de toute notre humanité. Chacune et chacun d’entre nous, nous sommes tous des êtres d’activité. Bien plus qu’un constat, cette affirmation est à méditer dans la mesure où – jour après jour – elle inspire une ligne de conduite exigeante, qui mobilise un certain nombre de valeurs. Car, nous le verrons en découvrant progressivement la perspective ergologique, l’activité qui nous caractérise est souvent malmenée dans notre histoire commune, du plus micro au plus macro des niveaux d’analyse. Cela vaut la peine de s’attarder un peu sur la signification de ce mot « activité » en reprenant quelques formules proposées dans le Vocabulaire :
- L’activité est un « élan de vie et de santé ». Le milieu social dans lequel nous sommes immergés nous sollicite sans relâche, quelle que soit la sphère de notre quotidien. Dans un cadre professionnel, on attend de nous une production conforme au prescrit ; dans d’autres contextes sociaux, on nous demande de nous activer en exerçant sur nous divers degrés de pression. Cette invitation permanente à agir est une bonne chose, à condition de rester soi-même juge de l’usage de soi requis par d’autres. C’est bien plus qu’une affaire d’état d’esprit : il est crucial de rester à l’initiative de sa propre vie, c’est un enjeu de santé.
- L’activité est un « opérateur synthétique ».Que me faut-il pour agir ? Disposer de certains savoirs formels sûrement, mais bien davantage. Je dois réunir les conditions physiques exigées en situation à un moment donné ; disposer de l’équipement cognitif, intellectuel, pour appréhender les contraintes et imaginer les issues possibles ; avoir le bagage culturel, à commencer par le langage, afin d’interagir avec le milieu ; mobiliser les ressorts psychiques -conscients ou non- qui me rendent apte à affronter telle ou telle épreuve ; et par-dessus tout, partager avec mon environnement des valeurs qui soutiendront mon engagement dans l’agir. Toutefois l’activité, ce n’est pas l’addition de ces ingrédients : c’est leur mise en synergie, en synthèse, dans une mesure jamais anticipable.
- L’activité opère comme « une unité problématique d’agirs enchâssés ». L’agir tel qu’il vient d’être décrit correspond chaque fois au présent d’une existence singulière. Or celle-ci enchaîne les expériences de vie contradictoires, dans des horizons temporels multiples : chaque rencontre avec une réalité matérielle, humaine et sociale, est l’occasion d’un débat interne (ou débat de normes) pour le sujet en négociation avec son milieu. Autant d’agirs discontinus qui ne s’assemblent pas comme un patchwork mais qui au contraire s’emboitent, trouvent cohérence et continuité dans l’activité. Ainsi au fil du temps, l’activité constitue l’unité d’une personne, sujet entier ou « corps-soi » ; une unité cependant problématique car jamais bouclée, toujours ouverte au risque de vivre.
Ce qui vient d’être dit nous laisse entrevoir l’activité dans la profondeur d’une existence singulière, intimement liée à d’autres existences et à de multiples histoires qui se croisent. Toute cette complexité bien sûr, nous ne pouvons l’avoir constamment à l’esprit. Encadrer le travail oblige à schématiser les consignes ; de la même façon, produire de la connaissance oblige à réduire la représentation d’une réalité humaine. En revanche, si nous sommes convaincus que nos semblables humains – comme disent les philosophes – sont des êtres d’activité, nous saurons faire preuve d’humilité devant ce qui nous échappe de la situation considérée. Le cadre d’entreprise par exemple, qui croit tout connaître du terrain et qui ne va jamais « y voir », celui-là se comporte comme s’il pouvait vivre à la place des autres. De même, chez celui qui enquête pour produire un savoir scientifique sur les conditions de travail du personnel : s’il tient son analyse objective pour exhaustive, s’il juge superflu de s’instruire de la situation auprès de ceux qui la vivent, c’est bien qu’implicitement il s’imagine savoir à leur place ce que vivent les gens. Reconnaître l’activité qui est en chacun de nos interlocuteurs, voilà un défi à relever au quotidien pour construire un monde commun.
Sensibilisé à cette approche ergologique de l’activité humaine en tant que professionnel en formation d’adultes, j’ai réfléchi longtemps avec des collègues sur une manière d’observer le travail. Nous cherchions un dispositif qui place le protagoniste de la situation comme le premier détenteur d’un savoir sur ce qu’il est en train de vivre. Un savoir décisif pour comprendre ce qui se passe – mais aussi un savoir inaccessible sans la médiation de son point de vue. Faire en sorte que l’analysé soit lui aussi analysant, en coconstruisant la situation d’observation : c’est une expérience allant dans ce sens dont je rends compte dans la rubrique « outils de l’ergoformation » de ce blog.